Le silence retrouvé : une critique des réunions corporate et l’éloge de sa puissance

Les réunions ‘corporate’. Ces moments où, autour d’une table, chacun se sent contraint de parler, de dire quelque chose, de briller, de prouver qu’il existe. Je me souviens avec un certain effroi de cette époque où il fallait impérativement prendre la parole, donner son avis, formuler une remarque percutante, même si elle était creuse, simplement pour exister aux yeux des autres, surtout en présence du chef ou du grand chef, voir parmi ses pairs. Une performance verbale incessante, où le flot de mots, souvent dénués de substance, devait combler le vide et donner l’illusion d’une participation active. Cette période, terrifiante dans son absurdité, est désormais derrière moi. Aujourd’hui, je souhaite réfléchir à cette pratique en la critiquant vivement et en faisant l’éloge du silence, m’inspirant du sublime ouvrage ‘Histoire du silence’ d’Alain Corbin, que bien sur je vous recommande vivement.

La tyrannie de la parole inutile

Dans le monde ‘corporate’, la parole est souvent une arme de séduction sociale. Il faut parler, même quand on n’a rien à dire. Les réunions se transforment alors en une arène où chacun tente de se démarquer par des mots bien choisis, des phrases alambiquées, des concepts vides de sens mais qui sonnent bien. L’important n’est pas le contenu, mais l’apparence de participation. Cette obligation de parler engendre une pression constante, une anxiété de performance verbale qui étouffe la réflexion et la créativité.

Alain Corbin, dans ‘Histoire du silence’, nous rappelle que le silence n’est pas un vide, mais un espace de plénitude. Il est un refuge, un lieu de ressourcement, une pause nécessaire dans un monde bruyant. Pourtant, dans les réunions ‘corporate’, le silence est souvent perçu comme une faiblesse, un manque d’assurance ou d’idées. On craint le silence, on le comble à tout prix, même par des banalités. Mais en agissant ainsi, on perd l’essentiel : la profondeur, la réflexion, la véritable écoute.

Le beau parleur, celui qui a le don du verbe fascine.

L’éloge du silence

Le silence est une force. Il permet de se recentrer, de réfléchir, de laisser émerger des idées authentiques. Dans ‘Histoire du silence’, Corbin explore comment le silence a été vécu et valorisé à travers les siècles, des moines médiévaux aux écrivains romantiques. Le silence n’est pas une absence, mais une présence à soi-même et au monde. Il est un acte de résistance contre le bruit et la superficialité.

Dans le contexte des réunions en entreprise, le silence pourrait être une révolution. Imaginez une réunion où chacun prend le temps de réfléchir avant de parler, où les interventions sont rares mais pertinentes, où l’on n’a pas peur de laisser un silence s’installer, car il est porteur de sens. Ce serait une réunion où l’on écoute vraiment, où l’on se connecte à l’essentiel, plutôt que de se perdre dans un flot de paroles inutiles.

Critique de la culture du bruit

La culture des affaires valorise trop souvent le bruit et l’agitation. On confond l’activité avec la productivité, la parole avec l’intelligence. Mais cette surenchère verbale est épuisante et contre-productive. Elle crée un environnement où l’on n’a plus le temps de penser, où l’on est constamment dans la réaction plutôt que dans la réflexion.

Corbin nous invite à redécouvrir la valeur du silence, non pas comme un rejet de la communication, mais comme une manière de la rendre plus authentique. Le silence permet de filtrer le bruit, de distinguer l’essentiel de l’accessoire, de retrouver une forme de clarté mentale. Dans un monde où tout va trop vite, où l’on est submergé d’informations et de sollicitations, le silence est une bouffée d’air frais.

Retrouver le silence

Aujourd’hui, je fais le choix de célébrer le silence. Je rejette cette ancienne obligation de parler pour exister, de remplir l’espace avec des mots vides. Je préfère le silence, cette pause bienfaisante qui permet de se reconnecter à soi-même et aux autres. Comme l’écrit Alain Corbin, le silence est un art, une manière d’être au monde. Il est temps de réhabiliter le silence, non seulement dans notre vie personnelle, mais aussi dans nos espaces professionnels.

Les réunions ‘corporate’ gagneraient à intégrer cette philosophie. Au lieu de chercher à tout prix à remplir le vide avec des mots, laissons le silence s’installer. Laissons-lui le temps de faire son travail, de clarifier les pensées, de permettre à l’essentiel d’émerger. Car c’est dans le silence que naissent souvent les idées les plus brillantes, les plus authentiques, les plus humaines.

Le silence n’est pas une absence, mais une présence. Et c’est peut-être là que réside la véritable intelligence.

Extraits de Prélude à l’Histoire du silence d’Alain Corbin (ed. Albin Michel, 2016)

“Le silence n’est pas seulement absence de nuit. Nous l’avons presque oublié. Les repères auditifs se sot dénaturés, affaiblis, désacralisés. La peur voir l’effroi suscités par le silence se sont intensifiés.

Dans le passé, les hommes d’Occident goutaient la profondeur et les saveurs du silence. Ils la considéraient comme la condition du recueillement, de l’écoute de soi, de la meditation, de l’oraison, de la rêverie, de la création; surtout comme le lieu intérieur d’ou la parole émerge. Ils en détaillaient les tactiques sociales. La peinture était pour eux parole de silence.

L’intimité des lieux, celle de la chambre et de ses objets, comme celle de la maison, était tissé de silence. Depuis l’avènement de l’âme sensible au XVIIIe siècle, les hommes, inspirés par le code du sublime, appréciaient les milles silences du desert et savaient écouter ceux de la montagne, de la mer, de la campagne.

Le silence témoignait de l’intensité de la rencontre amoureuse et semblait condition de la fusion. Il présageait la durée du sentiment. La vie du malade, la proximité de la mort, la presence de la tombe suscitaient une gamme de silences qui ne sont, aujourd’hui, que résiduels.

(…/…)

Désormais il est difficile de faire silence, ce qui empêche d’entendre cette parole intérieure qui calme et qui apaise. La société enjoint de se plier au bruit afin d’être partie du tout plutôt que de se tenir a l’écoute de soi. Ainsi se trouve modifiée la structure meme de l’individu.

Certes, quelques randonneurs solitaires, des artistes et des écrivains, des adeptes de la meditation, des femmes et des hommes retires  dans un monastère, quelques visiteuses de tombes et, surtout, des amoureux qui se regardent et se taisent sont en quête de silence et restent sensibles a ses textures. Mais ils sont comme des voyageurs échoués sur une ile, bientôt déserté, dont les rivages sont rongés.”

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