Le crepuscule du Tonkin

– Sept promotions de Saint-Cyriens détruites en Indochine. C’est un peu trop, Glatigny, quand le résultat est une défaite. Il sera difficile de nous remettre de cette saignée.

– Un gosse de vingt ans, une espérance et un enthousiasme de vingt ans sont morts, dit Glatigny. C’est un sacré capital qui vient d’être dilapidé et que l’on ne renouvelle pas facilement. Qu’en pensent-ils à Paris?

– C’est l’heure où l’on sort du théâtre.”

‘Les Centurions’ de Jean Larteguy

Notre Indochine, c’est fini, Pierre. Fini ! Je suis plein de honte et d’amertume. Je savais que ça finirait comme ça.”

‘Le Crabe-Tambour’ de Pierre Schoendoerffer

Hanoi 1950 – dessin original de Marcelino Truong avec son aimable autorisation 🙂

Hanoï, 1950.

L’aube teintait les façades lépreuses d’ocre et de rose. Dans les rues encore brumeuses, le marché de Đồng Xuân s’éveillait dans un chaos organisé. Les vendeuses en ao bà ba beiges et noires installaient leurs étals, accroupies sur des paniers de bambou tressé. Le marché regorgeait de senteurs exotiques : le jasmin des fleurs fraîchement cueillies, le parfum des épices, et l’arôme doux-amer du café vietnamien. L’odeur de phở mêlée aux vapeurs de nuoc-mâm s’élevait dans l’air humide. Des canards laqués pendaient au-dessus des charrettes, tandis qu’un vieil homme au crâne rasé vendait du thé vert dans des petites tasses de porcelaine ébréchées.

La ville, nerveuse et scintillante, semblait vibrer sous une tension invisible. Dans les rues bordées de platanes, les cyclos glissaient silencieusement entre quelques voitures de marques françaises et les tricycles bringuebalants. Le marché s’agitait sous la moiteur du matin. Les voix criardes des marchands se mêlaient aux sonnettes des rickshaws, tandis que l’odeur entêtante des épices et du poisson séché accrochait la gorge.

Rien ne laissait paraitre que derrière cette effervescence, une guerre larvée étendait ses tentacules jusque dans les ruelles sombres.

Antoine avançait lentement, observant les étals surchargés de fruits tropicaux éclatants, de tissus chamarrés et de babioles en laque noire, rouge et or. Les vendeuses, assises à croupetons derrière leurs paniers de bambou, pliaient des feuilles de bétel avec une dextérité mécanique.

Antoine Lemoine, jeune journaliste de 27 ans, n’avait pas toujours été destiné à arpenter ces ruelles d’Indochine. Né à Lyon d’un père instituteur et d’une mère couturière, il avait grandi dans un monde de papier et d’encre. Son père, socialiste convaincu, lui avait inculqué une méfiance viscérale envers l’autorité aveugle, et sa mère lui avait transmis le goût du détail et de l’observation. Enfant, il lisait les romans de London et de Malraux en cachette, rêvant d’aventure et de révolution.

Pendant la guerre, à peine majeur, il avait voulu s’engager dans la Résistance. Trop jeune, trop idéaliste, il s’était contenté de courir à bicyclette entre Lyon et la vallée du Rhône, transportant des feuillets clandestins et des messages codés. L’après-guerre l’avait laissé avec un vide étrange : la paix n’avait pas le goût espéré. Alors il s’était lancé dans le journalisme, d’abord en France, puis en Afrique du Nord. L’Indochine avait été un choix par défaut, un échappatoire à une vie parisienne qui l’étouffait autant qu’elle le fascinait.

Il était arrivé de Marseille quelques mois plus tôt, envoyé par un quotidien regional pour couvrir les événements qui secouaient la Route Coloniale 4 (RC4), cette route sinueuse et périlleuse reliant Lạng Sơn à Cao Bằng, théâtre de combats acharnés entre les forces françaises et le Việt Minh.

Il s’arrêta à une gargote où une vieille femme remuait un grand chaudron de bouillon fumant. « Monsieur! Phở ? » demanda-t-elle avec un sourire édenté. Il acquiesça, recevant peu après un bol de soupe de nouille parfumé. La chaleur du liquide coula dans sa gorge, mêlant cannelle, anis étoilé et gingembre.

C’est alors qu’il la vit.

Elle était là, à quelques mètres, accoudée à un étal de soie, discutant à voix basse avec un vieil homme dont la barbe clairsemée trahissait une vie de nuits passées à scruter le fond des tasses de thé.

Phuong.

Elle portait un áo dài bleu nuit, la coupe traditionnelle épousant ses mouvements gracieux. Antoine eut le temps de croiser son regard, juste un instant, avant qu’elle ne se fonde dans la foule. Il allait la suivre, mais une main se posa sur son épaule.

« Toujours en chasse, Lemoine ? »

Le capitaine Duval, large et imposant malgré la lassitude qui voûtait légèrement ses épaules, lui fit signe de le suivre. Ils marchèrent jusqu’au Métropole et avant de se séparer Duval lui lança « Si tu veux comprendre ce qui se joue ici, oublie les marchés, rejoins moi ce soir à la terrasse de l’hotel pour l’apéro et je te montrerai la nuit de Hanoï. »


Loin des quartiers européens dans les ruelles de la ville basse, une porte s’ouvrait sur un monde crépusculaire. À l’intérieur, la tanière était plongée dans une lueur rougeâtre. Des lampes à huile peinaient à percer l’épaisse brume d’humidité et de fumée et projetaient des ombres tremblotantes sur les murs, où des fresques décrépites représentaient des dragons sinueux. L’air était épais, chargé de fumées doucereuses et de murmures indistincts.

La fumerie où Duval l’entraîna était un monde à part, un royaume d’ombres et de soupirs. Les corps s’allongeaient sur des banquettes en rotin, les visages abandonnés à la douce torpeur de l’opium.

Antoine détailla la scène d’un regard scrutateur. Sur des nattes effilochées, des hommes aux yeux mi-clos s’étendaient, la pipe d’opium à porté de main. Un tirailleur sénégalais exhalait une volute en murmurant une chanson d’enfance. À côté de lui, un vieil administrateur français au visage cireux plongeait dans un rêve brisé, le col défait, la fumée bleutée ondulant en un roulis hypnotique, les doigts tremblants sur une pipe d’ivoire. Plus loin, un légionnaire au torse nu, les muscles tendus sous la peau moite, murmurait une chanson en allemand.

Une femme s’avança. Une mama-san, large et impassible, le regard malicieux.

« Monsieur cherche à oublier, ou à se souvenir ? »

Antoine sourit et alluma une cigarette. Il n’était pas venu fumer. Il cherchait des réponses.

Un bruissement le fit se retourner. Une femme venait d’entrer, une robe de soie bleu nuit glissant sur sa peau dorée. Ses cheveux, longs et lisses, encadraient un visage aux pommettes hautes, au regard insondable.

Phuong.

Elle n’avait rien d’une courtisane. Rien d’une bourgeoise colonisée non plus. Son ao dài ajusté accentuait sa silhouette élancée. Elle était d’ici, et pourtant elle semblait ne se conformer à aucun rôle. Elle s’assis sur une natte et on lui apporta un minuscule verre de thé vert.

« Monsieur Lemoine est un homme curieux. Trop curieux, peut-être. »

« Décidément je vous vois partout, Mademoiselle », lança-t-il, feignant l’indifférence.

Elle esquissa un sourire. « Moi aussi. »

Duval toussota, amusé. « Faites attention à elle, Lemoine. Cette ville a des yeux partout. »


L’Hotel Métropole, avec ses façades blanches, accueillait ce soir-là une réception donnée par le Gouverneur Général. Dans la salle aux hauts plafonds, les lustres de cristal éclairaient un monde irréel. L’évènement était une bulle hors du temps. Le champagne coulait, les robes longues effleuraient les parquets cirés, et les officiers en grand uniforme souriaient comme si la guerre était une rumeur lointaine.

Antoine, costume trop grand emprunté à un confrère, observait cette mascarade en sirotant un cognac-soda. Les dames, la peau poudrée, riaient aux éclats en feignant l’ignorance des bruits de la guerre. Les officiers buvaient, discutant des prochaines offensives comme d’une partie d’échecs. Tandis qu’un planteur ventripotent discutait de la chute des cours du caoutchouc. L’épouse du Gouverneur se plaignait de l’humidité.

Antoine observait ce théâtre avec un détachement cynique. Il connaissait ce monde. Il savait que certains de ces hommes faisaient fortune avec le caoutchouc et l’opium, pendant que d’autres soldats se faisaient tailler en pièces sur la RC4.

Et c’est alors qu’il la vit.

Phuong.

Elle se tenait près du piano, discutant avec un diplomate britannique à l’air fatigué. Son áo dài, couleur de l’encre sous la lune, contrastait avec la blancheur poudrée des Européennes.

Que faisait-elle ici ?

Antoine se faufila à travers la foule. Il sentait le regard du capitaine Duval peser sur eux.

« Je commence à croire que vous me suivez », murmura-t-il en s’approchant.

Phuong inclina légèrement la tête. « Peut-être est-ce vous qui me suivez, Monsieur Lemoine. »

Un serveur passa, tendant une coupe de champagne. Elle la prit, observa le liquide pétiller.

« Que faites-vous ici ? » souffla-t-il.

Elle sourit légèrement. « Peut-être la même chose que vous, Antoine. Observer un monde qui se meurt. » Elle porta le verre à ses lèvres. Il voulut répondre, mais déjà un dignitaire s’approchait d’elle avec un sourire calculé.

Elle disparut parmi les convives, laissant derrière elle un parfum de jasmin et d’interrogations.


Ils se revirent régulièrement. Phuong était employé chez un libraire. Une façade anodine derrière laquelle elle dissimulait une autre réalité. La boutique, nichée dans une ruelle discrète, était un repaire d’intellectuels vietnamiens, de poètes engagés et de révolutionnaires discrets. Entre les ouvrages de Confucius et de Proust, se glissaient des pamphlets interdits, des manifestes murmurés a voix basse.

Antoine le comprit trop tard.

Souvent ils se retrouvaient pour flâner tranquillement autour du lac Hoàn Kiếm, savourant la brise légère qui faisait frémir la surface de l’eau. Un jour lors d’une promenade leurs regards fut attirés par la Tour de la Tortue (Tháp Rùa), perchée sur son îlot solitaire au centre du lac. Antoine, intrigué, demanda à Phuong son histoire. Elle lui raconta la légende du roi Lê Lợi, qui aurait rendu une épée magique à une tortue divine en ces lieux mêmes, faisant de ce lac un symbole de liberté et de mystère.

Après un moment d’admiration silencieuse, une délicieuse odeur de curcuma et d’aneth les attira vers une petite échoppe. Assis face à une assiette fumante de Chả Cá, ils laissèrent le poisson doré, sauté à la perfection, enchanter leurs papilles, mêlant ses arômes aux cacahuètes croquantes et aux nouilles de riz. Entre la magie du lieu et la richesse des saveurs, Hanoï leur offrait un moment inoubliable.


La RC4. Un ruban de terre battue rougeâtre le long de la frontière chinoise, serpentant à travers des collines couvertes d’une jungle dense. Le ciel était bas, chargé de nuages lourds, et l’air poissait de cette tension particulière, celle qui précède les catastrophes. Une route maudite où les convois disparaissaient dans des embuscades orchestrées par le Viêt-Minh venant de Chine.

Antoine était monté à bord d’un convoi militaire, accompagné d’hommes fatigués, certains à peine sortis de l’adolescence, d’autres déjà trop vieux pour espérer rentrer un jour. Les soldats autour de lui, la cigarette aux lèvres, plaisantaient nerveusement. Beaucoup étaient des engagés de la Légion, des anciens de la Wehrmacht, des hommes sans passé ni avenir.

Le convoi progressait lentement, une colonne de camions cahotants, de half-tracks poussiéreux, les soldats la crosse du fusil serrée entre les doigts. Assis aux côtés d’Antoine le sergent Bouvier, un vétéran des Aurès,, un sourire crispé sur les lèvres.

« Vous avez déjà vu un coin aussi merdique, Lemoine ? »

Le journaliste haussa les épaules, sans répondre. Il notait mentalement chaque détail : le silence pesant de la jungle, l’absence d’oiseaux, le regard inquiet des suppléants vietnamiens. Ils roulèrent pendant des heures, la route se resserrant de plus en plus, jusqu’à n’être plus qu’un sentier escarpé bordé par une végétation oppressante.

« Si on revient vivant, Lemoine, vous nous payez un cognac-soda au Café de l’Opéra, hein? » plaisanta un sergent en ajustant son fusil.

Antoine hocha la tête.

Il n’eut pas le temps de répondre. Un grondement sourd déchira l’air. Puis une rafale de tirs. L’enfer s’abattit.

L’explosion souleva l’avant du convoi. Un camion bascula sur le flanc, projetant ses occupants dans un fracas de tôle et de cris. La jungle s’ouvrit dans un crépitement continu de tirs. Un feu nourri jaillit des collines, les tirs Việt Minh fauchant les soldats comme des herbes sous la lame.

Antoine se jeta à terre, son carnet volant de ses mains, rampant derrière une carcasse de véhicule en flammes, cherchant à comprendre, à voir au-delà du chaos. Des cris, des ordres hurlés, des éclats de métal déchirant l’air. Le sol vibrait sous l’intensité du combat. Les balles fusaient, les grenades explosaient, projetant des gerbes de terre et de chair. Autour de lui, le désordre était total. Des soldats criaient, les balles sifflaient.

Il vit Duval, revolver au poing, hurler des ordres avant de s’effondrer, une tache rouge s’épanouissant sur son uniforme.

Il tourna la tête. …Et c’est alors qu’il la vit.

Parmi les combattants Việt Minh qui surgissaient des fourrés, une silhouette se détacha un instant. Un corps agile vêtu d’un uniforme bộ đội, la tunique verte poussiéreuse serrée à la taille par une ceinture de tissu. Une mitraillette MAS-38 tenue avec assurance.

Mais c’était le visage qui le foudroya. Le même ovale délicat, les pommettes saillantes, la peau dorée par le soleil, et ces yeux sombres, perçants, dont il connaissait la profondeur.

Phuong.

Un instant, leurs regards se croisèrent. Elle hésita. Juste une fraction de seconde. Puis un officier Việt Minh hurla un ordre. Elle pivota brusquement et disparut dans la jungle, s’évanouissant comme une ombre.

Antoine sentit son coeur marteler sa poitrine. Ce n’était plus un doute. Phuong n’avait jamais été une simple libraire.

Il voulut crier son nom, mais une main l’agrippa et le tira en arrière. Un soldat français, le visage maculé de sang et de boue, le secoua brutalement.

« On se replie, bordel ! Bougez ! »

Antoine se laissa entraîner, son esprit tourmenté par une seule question: Phuong… était-elle vraiment là ?


De retour à Hanoï, Antoine écrivit.

Il raconta la vérité : la débâcle, les mensonges, les trahisons.

Son article fut censuré.

Hanoï lui semblait désormais lointaine, irréelle.

Un matin , il trouva une enveloppe glissée sous sa porte. À l’intérieur, un morceau d’étoffe verte d’uniforme de bộ đội et un mot grifonné sur un bout de papier: PARS.

Phuong avait choisi son camp.

Et lui, où était sa place désormais ? Il referma la porte derrière lui.

Dans cette ville, il n’était plus qu’un fantôme de plus.

Il regarda la ville une dernière fois. Hanoï n’était plus qu’un mirage.

Une ville entre deux mondes, où il ne serait jamais qu’un étranger.


l’auteur sur la RC4 en 2010

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